« Je me suis senti très souvent seul »
Interview avec Raphaël Salomon
À 13 ans, Raphaël Salomon est touché par une leucémie aiguë myéloïde*. Les traitements intensifs que nécessite sa maladie provoquent des complications qui mettent sa vie en danger. L’adolescent doit être hospitalisé à plusieurs reprises pour de longues périodes ou s’isoler chez lui pendant des mois. Le soutien scolaire fait majoritairement défaut, raison pour laquelle lui et sa famille cherchent seuls des solutions. Aujourd’hui, le jeune homme de 22 ans passe sa maturité au gymnase du soir. Fortement marqué par ces huit dernières années, Raphaël s’est associé à une école pour lancer un projet qui s’engage en faveur des enfants qui ne peuvent pas assister physiquement aux cours en raison d’une maladie.
Raphaël, à l’âge de 13 ans, les médecins vous diagnostiquent une leucémie. En raison de complications, vous ne pouvez pas aller à l’école pendant des années. Que s’est-il passé exactement ?
Quand mon cancer a été diagnostiqué, j’étais en 9e. Du jour au lendemain, j’ai dû quitter l’école et mes amis pour me rendre à l’hôpital. Pendant les deux premiers mois, j’ai été placé en isolement, et seule ma famille pouvait me rendre visite. Puis, quelques mois plus tard, j’ai reçu une transplantation de cellules souches. Dans mon cas, cette intervention a malheureusement entraîné de graves complications et déclenché une maladie chronique appelée maladie du greffon contre l’hôte, ou GvHD**. J’étais tellement malade que je n’ai pas pu aller à l’école pendant près de deux ans et demi. D’une part à cause des douleurs et des nombreux traitements que je devais suivre, et d’autre part aussi parce que mon système immunitaire avait dû être complètement ralenti pour pouvoir maîtriser la maladie. Pour moi, cette période a été très difficile. A l’extérieur, la vie a continué, mes camarades de classe avaient changé de classe, avaient évolué, pendant que je restais à l’hôpital, isolé du monde extérieur et sans contact avec mes anciens amis.
Et comment se déroulait l’enseignement scolaire durant tes hospitalisations ?
Il y avait bien des cours à l’hôpital pour enfants, mais je me sentais souvent trop mal ou trop fatigué et épuisé par les thérapies. Et je n’ai malheureusement reçu aucun soutien de l’école privée que je fréquentais avant le diagnostic de mon cancer. Durant cette période déjà difficile sur le plan de ma santé, je suis passé à travers toutes les mailles du filet sur le plan scolaire. Mon « ancienne » école n’était pas en mesure de m’aider et les services cantonaux ne se sont pas sentis obligés de trouver une solution pour moi. En effet, mes parents m’avaient entre-temps inscrit dans une école en ligne pour que je ne perde pas complètement pied. J’ai certes pu y rattraper une partie des cours, mais les camarades de classe et le sentiment de faire partie d’une communauté m’ont beaucoup manqué. Lorsque je me suis enfin senti mieux après deux ans et demi de traitement et que j’ai quitté l’hôpital, j’ai intégré une école publique pour la dernière année d’école obligatoire. Alors que les médecins avaient estimé que mon état de santé était stable, j’ai fait une rechute au bout de six mois. Cela a été le retour à la case départ.
Que s’est-il passé sur le plan scolaire après votre rechute ?
Les médicaments agressifs que je devais prendre pour traiter la GvHD servaient à abaisser fortement mes défenses immunitaires. Pour moi, il était donc trop dangereux d’aller à l’école en raison du risque élevé d’infection. Je me suis une fois de plus retrouvé isolé à la maison, exclu du quotidien de l’école. De plus, j’avais beaucoup changé physiquement en raison de la prise de cortisone à haute dose. Ces deux facteurs étaient extrêmement stressants pour moi, mais je voulais absolument obtenir mon diplôme de fin d’études secondaires. Alors que j’étais déjà très stressé en raison de ma mauvaise santé, j’ai en plus dû faire face au stress des examens. Le seul soutien scolaire que j’ai reçu de mon école était un professeur remplaçant qui était disponible pour moi quatre heures par semaine. Quatre heures pour couvrir toutes les matières. Quatre heures pour me faire passer les tests obligatoires. Quatre heures pour m’aider à préparer les examens de fin d’école obligatoire. C’était loin d’être suffisant et j’ai dû travailler la plupart des matières moi-même. J’ai fini par y arriver, mais cette expérience m’a tellement poussé à bout, physiquement et psychologiquement, que j’ai fait un burnout.
Vous avez passé la majeure partie de votre adolescence à l’hôpital. Quels étaient vos contacts avec vos camarades de classe et comment vous êtes-vous senti durant cette période ?
En dehors de ma famille et des personnes que je côtoyais à l’hôpital, je n’ai eu aucun autre contact social pendant deux ans et demi. A l’époque, j’ai souvent souhaité retrouver ma vie d’avant, aller à l’école et pouvoir voir mes anciens amis. Mais à l’hôpital, le contact avec l’école et mes camarades de classe a été complètement rompu. Je pense qu’ils avaient peur de la maladie et ne savaient pas comment la gérer. Peut-être que personne ne leur avait expliqué. Les questions qui entourent le cancer et la mort font peur à beaucoup de gens. Dans mon cas, cela aurait été bien que les enseignants de ma classe en parlent pour les aider à surmonter cette peur. Je me suis souvent senti seul pendant cette période. J’ai eu l’impression que mes camarades de classe avaient déjà tiré un trait sur moi, que je n’existais plus pour eux. Cela ne serait certainement pas arrivé s’ils en avaient su plus sur la maladie et si j’avais pu continuer à participer aux cours, ne serait-ce que virtuellement. Perdre mes amis et ne plus avoir de lien avec ma vie d’avant la maladie a été très difficile pour moi sur le plan émotionnel. Alors, à la place, j’ai essayé d’être un « bon » patient et de ne causer de soucis inutiles à personne. Ce n’était pas facile, car à cet âge, on est en principe occupé à développer sa propre identité, à se détacher de ses parents et à devenir indépendant. Tout cela n’était plus possible pour moi à l’époque.
Après l’école, vous avez voulu faire un apprentissage, mais vous n’avez pas été retenu en raison de votre parcours médical. Qu’avez-vous fait ensuite ?
Oui, le groupe alimentaire chez qui j’ai eu un entretien d’embauche a estimé que mon état de santé représentait un risque trop élevé. Comme je suis tenace et que je n’abandonne pas facilement, j’ai décidé de faire le gymnase. Cependant, les médecins ont estimé que mon état n’était pas assez bon pour que je puisse participer aux cours en présentiel, car les effets secondaires du traitement de la GvHD étaient trop importants à ce moment-là. Mais cette fois, j’ai eu de la chance dans mon malheur : l’école et mes camarades de classe ont réagi tout autrement. Pour la première fois, tout a été mis en œuvre pour que je puisse participer aux cours malgré ma maladie. Le doyen a eu l’idée d’utiliser un robot scolaire, qui s’appelle NAO. Grâce à lui, les cours ont été retransmis en direct durant les six premiers mois, ce qui me permettait de garder le contact avec la classe et de ne pas manquer trop de matières. Il y a bien sûr eu quelques difficultés techniques et logistiques, mais le principal problème a été que certains enseignants ne voulaient pas être filmés. Comme il n’existe pas de loi scolaire rendant obligatoire l’enseignement à distance en cas de maladie de longue durée, personne ne pouvait les y contraindre. Je me suis donc souvent retrouvé seul et j’ai dû faire de gros efforts pour rattraper les cours moi-même. La façon dont mes camarades de classe ont géré la situation a été un point très positif. Les infirmières scolaires ont également joué un rôle primordial dans la bienveillance et le soutien dont j’ai bénéficié. Ce sont elles qui ont parlé de mes problèmes de santé en classe, sans me stigmatiser en tant que malade du cancer. Cela m’a beaucoup aidé.
Où en êtes-vous aujourd’hui et comment jugez-vous la situation avec le recul ?
Au gymnase, j’ai eu pour la première fois le sentiment de ne pas être complètement livré à moi-même comme dans les écoles précédentes. J’ai pu constater que quelqu’un pouvait faire bouger les choses pour m’aider et qu’il l’a fait. Finalement, j’ai dû arrêter parce que j’ai à nouveau rechuté. Avec le temps, il est devenu trop difficile de suivre les cours depuis la maison et de maîtriser seul tout le programme scolaire. Depuis une année, je fréquente le gymnase du soir. Je vais bien. Je peux lentement diminuer mes médicaments et cela me fait du bien d’avoir à nouveau un corps « normal ». Pour la suite, j’aimerais bien terminer ma scolarité et ensuite étudier à l’école hôtelière de Lausanne. Rétrospectivement, je dois dire que même si la maladie m’a fait prendre de nombreux détours et que j’ai un retard scolaire de quatre ans, je n’ai jamais renoncé à poursuivre mes rêves. En ce sens, cette expérience de vie m’a également rendu fort et j’aimerais aider d’autres enfants et adolescents qui traversent des épreuves similaires.
Votre histoire vous a incité à créer un projet. Quel est l’objectif de « Rafi goes to school » ?
Par le passé, j’ai souvent eu le sentiment, en raison de ma maladie, que ma situation dérangeait les écoles et les enseignants. Que je subissais les conséquences d’un système qui n’était pas préparé à accueillir quelqu’un de différent. « Rafi goes to school » est un projet que j’ai mis en place pour m’engager en faveur des enfants qui ne peuvent pas suivre les cours en présentiel. Il s’agit tout d’abord de fixer des objectifs avec l’école que l’enfant fréquente et de les réaliser concrètement avec l’aide d’enseignants. Pour lutter contre le sentiment de solitude et d’exclusion, les cours doivent avoir lieu au domicile des parents. Si l’état de santé de l’enfant ne le permet pas, il est possible d’organiser des cours à distance. L’enseignement doit alors être adapté au programme scolaire antérieur de l’enfant ou de l’adolescent, toujours dans le but de réintégrer l’enfant à l’école dès son rétablissement. Ce projet me tient particulièrement à cœur, car je ne veux pas que d’autres enfants vivent ce que j’ai vécu. Je veux leur montrer qu’ils sont écoutés lorsqu’ils ont besoin d’aide et que leurs rêves, professionnels ou autres, sont réalisables.
* La leucémie aiguë myéloïde (LAM) est une forme rare de cancer du sang affectant les enfants et les adolescents. La maladie se développe dans la moelle osseuse lorsque la multiplication incontrôlée de cellules sanguines immatures perturbe l’hématopoïèse normale. En l’absence de traitement, la LAM provoque des affections graves et des troubles organiques à l’issue fatale.
** Pour de nombreux patients atteints de cancer de l’enfant et de leucémie aiguë, la transplantation de cellules souches du sang de donneurs sains est la dernière chance de traitement. Mais dans un cas sur deux environ, les cellules immunitaires utilisées attaquent les tissus des receveurs quelques mois après la transplantation et les endommagent, parfois de manière mortelle. Les spécialistes parlent de maladie du greffon contre l’hôte (GvHD – Graft versus Host Disease).